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Chapter 40 - Il y a une rumeur dans les familles nobles...

 Saïna inspire lentement, expire tout autant. Cela fait quelques jours qu'elle sent l'anxiété grimper en elle : ils sont aux portes d'Egara. Ça n'est pas que les arbres soient différents dans cette portion de la forêt, ou qu'elle ait reconnu une pierre, une marque, un tronc d'arbre… Non. Elle l'a su, instinctivement. Elle a comme senti une variation en elle, une impression d'accueil.

 Elle sait qu'ils approchent, elle sait que ces bois ont été siens pendant plusieurs années et, même si elle ne le reconnaîtrait pas, elle a peur. Peur de ce qu'elle va trouver, peur de ceux qu'elle ne trouvera pas. Elle aurait aimé en parler à Regia, mais elle ne s'est pas senti la force de s'y confronter. Pas déjà. Et puis son amie l'esquive aussi, désormais.

 Elle laisse donc sa monture progresser. Plus que quelques mètres avant qu'ils aient contourné le flanc de la montagne et que la forêt s'éclaircisse brutalement. Egara est presque là, comme à portée de main.

 Quelques pas de plus et la trentaine de maisons apparaissent sous les yeux ébahis de Saïna. Egara a toujours été aussi petite ? Elle ne fait même pas la taille d'un quartier de Catarphone… Un vertige prend alors Saïna, qui stoppe sa monture.

 Était-ce vraiment aussi petit ? Trente maisons ? Vraiment ? Pourquoi avait-elle peur de leurs habitants ? Elle penche la tête sur le côté, plisse les yeux.

 « L'Ange ?

 — Oui, Saïna ? »

 Elle tend la main pour toute réponse et il y pose leur longue-vue.

 La chasseuse place alors le verre contre ses yeux et balaie la cité… Quelques bâtiments ont des murs effondrés, mais trop peu pour qu'il y ait réellement eu une bataille. Elle reconnaît la boulangerie, l'hôtel de ville, déglutit difficilement lorsqu'elle voit la fontaine : ça n'est pas de l'eau qui coule dedans.

 Elle essaie alors de remonter vers l'ouest pour voir sa maison dans un espoir futile… Mais la forêt qui la sépare d'Egara est trop dense pour cela. Il faudrait contourner la ville et le professeur Alastor a été très clair : ils ne doivent que regarder, et du plus loin possible. Il ne veut pas un rapport complet de la situation, seulement quelques éléments pour étoffer sa compréhension du terrain. Rien de plus.

 Saïna soupire donc et donne la longue-vue à Svan.

 « T'en penses quoi ?

 — Eh bien… »

 Et il laisse sa réponse suspendue, tandis qu'elle observe le cirque où est logée Egara. De nombreux buissons ont éclos un peu partout autour d'eux. L'entretien des flancs n'est donc plus effectué… Elle n'aime véritablement pas ça.

 « C'est qui lui ? »

 Hein ?

 « Comment ça, c'est qui lui ?

 — Il y a un gars qui court vers nous. »

 Saïna tourne la tête vers lui, l'Ange aussi. Se rend-il seulement compte que…

 « Homme, la vingtaine, je dirais, visiblement blessé. Brigandine du Maelstrom et regard gris fer. »

 Se pourrait-il que… non. Que foutrait-il ici ?

 « Cheveux sombres, pas rasé depuis un moment… Hey ! Ça va pas ? »

 Elle lui a arraché la lunette des yeux sans prévenir et, maintenant qu'elle regarde dans la bonne direction, elle le voit : Kriost Düsud court effectivement dans sa direction. Elle dégaine donc sa dague et, par un jeu de lumière, signale leur position.

 « Mais t'es folle ?

 — Je le connais.

 — Quoi ? »

 La réaction du noble est normale, mais elle n'a pas le temps. Elle fait donc claquer les rennes et entame la descente vers lui.

 « Putain Saïna !

 — Pas le temps d'expliquer. »

 Son ton est froid comme l'hiver, son regard dur. Elle jette la longue-vue et un œil à l'Ange. Il opine du chef : qu'elle y aille, ils assureront ses arrières.

 Qu'est-ce qu'il fout là ? Est-ce Irelia qui l'a envoyé ? Non. La dernière fois déjà, ça n'était pas elle. Il serait venu par lui-même ? Et seul ? Non, ça aussi, c'est impossible. L'image de la jeune femme qui suivait Hetros quelques jours plus tôt lui revient soudain, ainsi que la couleur de ses cheveux. De leurs cheveux. Une sorcière ? Pourquoi Edora n'aurait-elle rien dit ? Y en a-t-il d'autres ?

 Le soulagement qui glisse dans les veines de Saïna la surprend étrangement. Elle les connaît à peine, lui et sa mère. Elle ne devrait pas être aussi… Non. Plus tard. Il n'est pas l'heure de se perdre en pensées. Elle ferme donc son esprit, se courbe contre sa monture et étire ses sens. Les extrémités des branches la griffent, mais elle n'en a cure : s'il court, c'est qu'il y a une raison. Il ne lui a pas semblé que le Porte-voix soit du genre à courir pour rien.

 Son cheval contourne un arbre, bondit par-dessus un tronc écrasé et soudain ils se font face. Le temps se suspend un instant et il fronce les sourcils.

 « Est-ce que…

 — Non le flaqueux, c'est bien moi et… »

 Elle s'interrompt lorsqu'elle remarque l'homme qui le poursuit. Il est immense, vêtu seulement d'un pantalon en peau de bête. Une hache dans chaque main, il arme son bras droit.

 « Baisse-toi ! »

 Et elle laisse glisser son arc dans sa main, prend une flèche dans l'autre. Elle peut l'avoir. Elle encoche et tire, mais l'homme se baisse pour esquiver. Merde, elle ne pourra pas… Elle est aussi surprise que lui lorsqu'un carreau se plante entre ses deux yeux. Des fissures rougeoyantes s'étalent immédiatement sur son visage, naissent au creux de ses articulations. S'étendent et le brisent en un nuage de poussière de feu. Un Oublié, bien évidemment.

 « Saïna, si tu savais comme je suis heureux… »

 Il faut une seconde à la chasseuse pour comprendre que cette voix éraillée est celle de Kriost. Elle baisse les yeux sur lui, enrage de voir son sourire forcé.

 « Eh bien…

 — Monte, on parlera après. »

 Il approche, grimpe tant bien que mal. Il pue le sang et la sueur, dégouline des mêmes fluides. Et malgré qu'elle ait dépecé un nombre incalculable de bêtes, Saïna sent un haut-le-cœur et doit lutter pour ne pas vomir lorsqu'elle le sent s'écraser contre elle. Un claquement de rêne et elle éloigne sa monture.

 « Saïna…

 — Quoi ?

 — Je perds conscience… »

 Il ne faut pas qu'il s'endorme, elle le sait. Elle bouge donc un peu sur la selle dans l'espoir que l'inconfort suffise, mais elle le sent s'alourdir chaque seconde.

 « Mes affaires… Dans un creux d'arbre… À l'est…

 — Reste avec moi.

 — Non… Écoute-moi. »

 Quelque chose a changé dans sa voix, comme une urgence soudaine.

 « Quoi ?

 — Mon… gant droit…

 — Quoi ?

 — Ne l'enlevez pas…

 — Pourquoi ? »

 Il ne répond pas.

 « Le flaqueux ! Pourquoi je ne dois pas enlever ton gant ? »

 Son rythme cardiaque ralentit.

 « Putain Kriost ! »

 Le gargouillis qui s'échappe de lui est sans équivoque : il dort. Elle souffle du nez d'exaspération. Ça va aller. Elle n'aura qu'à improviser jusqu'à ce qu'ils atteignent Edora, ou le professeur Alastor. Eux sauront quoi faire de lui et de son statut de Porte-voix.

 Seul l'Ange les attend où Saïna les avait laissés. Elle fronce les sourcils, il ne détache pas les yeux de Kriost.

 « Tu sais, Saïna, il y a une rumeur dans les familles nobles…

 — Une rumeur ?

 — Oui. Il y a une rumeur selon laquelle tu n'aurais pas été sauvée par le haut prêtre de Matrark, mais… » Comment peuvent-ils le savoir ? « Mais par une personne plus… dérangeante.

 — Et donc ?

 — Est-ce que c'est lui ? »

 Elle soupire, plante son regard dans celui de l'Ange et hoche la tête avant de le formuler :

 « Oui, l'Ange. C'est bien lui.

 — La rumeur dit qu'il appartient au clan des…

 — Oui, c'en est un.

 — Oh.

 — Il m'a sauvé la vie, l'Ange. »

 Un pâle sourire étire les lèvres du guerrier qui, d'une pression du genou, indique à sa monture qu'ils repartent dans l'autre sens.

 « Peut-être, Saïna… Mais il y a un nombre incalculable de parents et sujets de Svan qui sont morts de la main de son clan. »

 De Torres, Faract, les protecteurs de la Flamme littorale. Elle n'avait pas fait le rapprochement et comprend soudain pourquoi Svan n'est pas là.

 « Est-il au courant ?

 — Oui, mais il n'a pas eu le temps de faire le rapprochement… » Ils se mettent en route durant la légère pause. « Je l'ai fait partir avant, je…

 — Merci, l'Ange. »

 Il se tourne vers elle, visiblement surpris, et elle répète, pour qu'il comprenne.

 « Merci. Mieux vaut le gérer au campement… »

 Lui et tous les autres, pense-t-elle.

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