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Beneath the Cherry Blossoms (Tokyo, 1953)

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Synopsis
Tokyo, printemps 1953. Le Japon renaît de ses cendres, coincé entre traditions millénaires et modernité occidentale. Dans cette ville en mutation, deux destins brisés vont se croiser dans un café enfumé de Roppongi. Yoichi Isagi n'a que 22 ans, mais elle porte déjà le poids du monde sur ses épaules. Ancienne étudiante brillante de l'Université de Tokyo, elle a tout sacrifié pour garder son fils Haruki après que Itoshi Rin, l'homme qu'elle aimait, l'ait abandonnée enceinte. Mère célibataire dans une société qui la juge sans pitié, elle survit comme traductrice freelance, élevant seule son enfant malgré la pauvreté, le scandale et l'isolement. Belle comme une poupée de porcelaine, elle cache sous son élégance brisée une force d'acier et une dignité farouche. Elle ne fait plus confiance aux hommes. Elle ne croit plus aux promesses. Michael Kaiser, 30 ans, est un homme qui a survécu à l'enfer. Fils d'un père violent et alcoolique, abandonné par sa mère actrice qui a choisi la gloire plutôt que lui, il a grandi dans les rues misérables de Berlin. Contraint de voler pour survivre, marqué par les coups, il a appris très jeune que le monde n'offrait aucune pitié. La guerre a fini de le briser — ou de le forger. Déserteur, menteur, survivant, il a reconstruit sa vie à Tokyo comme homme d'affaires prospère. Sous son charme européen et ses costumes impeccables se cache un palimpseste de cicatrices invisibles. Il ne veut pas d'attachement. Il ne veut pas d'amour. Il ne veut que contrôler son existence. Puis il la voit. Une seule rencontre dans un café. Une conversation chargée d'électricité. Un baiser sur la main qui brûle encore des jours plus tard. Et tout ce qu'il pensait savoir sur lui-même s'effondre. Quand Kaiser découvre que Yoichi élève seule un fils abandonné par son père, quelque chose se brise en lui. Il voit dans Haruki l'enfant qu'il était — vulnérable, rejeté, attendant désespérément quelqu'un qui reste. Et il prend une décision qui changera trois vies pour toujours. Il ne partira pas. Peu importe les obstacles, le scandale, les différences de culture. Il restera. Mais Yoichi peut-elle faire confiance à nouveau ? Peut-elle croire aux promesses d'un homme quand le dernier l'a brisée ? Et Kaiser peut-il vraiment devenir l'homme qu'ils méritent, elle et son fils, quand il porte tant de ténèbres en lui ? Dans le Tokyo de 1953, où chaque choix a un prix social, où l'amour entre un étranger et une mère célibataire défie toutes les conventions, deux survivants vont découvrir que parfois, les cœurs les plus brisés créent les amours les plus fortes. Une romance historique mature. Une histoire de rédemption, de courage et de famille choisie. Où la beauté rencontre les ténèbres, et où deux âmes perdues trouvent enfin leur foyer.
Table of contents
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Chapter 1 - La Femme au Café Azabu

La pluie tambourinait contre les vitres du café Azabu, créant une mélodie sourde qui se mêlait au jazz américain s'échappant du phonographe. Tokyo, en ce printemps 1953, oscillait entre tradition et modernité, comme une danseuse hésitant entre deux partenaires. Dans la brume grise de l'après-midi, le quartier de Roppongi semblait suspendu dans le temps, ses enseignes en kanji côtoyant des réclames pour Coca-Cola et des affiches de films hollywoodiens.

Les rues luisantes reflétaient les néons qui commençaient à s'allumer malgré l'heure encore précoce. Des parapluies noirs formaient une procession silencieuse sur les trottoirs — salarymen pressés rentrant du travail, étudiants traînant les pieds, vendeuses de grand magasin aux uniformes impeccables malgré l'humidité. Le parfum de la pluie se mêlait à celui du café torréfié, des nouilles soba d'un restaurant voisin, et de cette odeur particulière de bitume mouillé qui caractérisait Tokyo après l'averse.

Le café Azabu lui-même était un îlot d'élégance désuète dans cette ville en reconstruction. Ses murs lambrissés de bois sombre, ses banquettes de cuir bordeaux craquelé par les années, ses lampes de cuivre diffusant une lumière tamisée — tout respirait une époque révolue, celle d'avant la guerre, d'avant les bombardements, d'avant que le monde ne bascule. Le propriétaire, Monsieur Tanabe, un homme aux tempes grises qui avait connu des jours meilleurs, veillait sur son établissement comme on veille sur un souvenir précieux.

Au comptoir, un vieil homme lisait le AsahiShimbun, ses lunettes glissant sur son nez. Dans un coin, deux étudiantes gloussaient discrètement derrière leurs mains, leurs cartables posés à leurs pieds. L'atmosphère était feutrée, presque sacrée, comme si le café était un temple dédié au silence et à la contemplation.

Yoichi Isagi était assise près de la fenêtre, aussi immobile qu'une estampe.

Son kimono de soie bleu nuit, coupé dans un style moderne qui laissait entrevoir ses chevilles fines, contrastait avec l'austérité de l'époque. Le tissu, bien que de qualité, montrait de subtiles traces d'usure aux poignets — preuve d'une élégance maintenue malgré des moyens limités. Une broche en argent, héritée de sa grand-mère, retenait ses cheveux corbeau en un chignon bas, quelques mèches s'échappant avec une élégance étudiée qui n'avait rien d'accidentel. Chaque détail de sa personne parlait de soin, de dignité farouchement préservée.

Sa peau laiteuse semblait presque translucide sous la lumière diffuse, lui donnant l'apparence d'une poupée de porcelaine oubliée dans la vitrine d'un antiquaire. Les cernes sous ses yeux, qu'elle avait tenté de masquer avec une poudre claire, trahissaient les nuits trop courtes, les réveils nocturnes, les soucis qui ne dormaient jamais. Pourtant, sa beauté demeurait intacte — cette beauté fragile et mélancolique qui faisait tourner les têtes malgré elle.

Elle sirotait son café noir, les yeux perdus dans la contemplation de la rue mouillée. Ses doigts délicats, aux ongles soigneusement vernis d'un rose pâle, tournaient machinalement sa tasse. Le mouvement était hypnotique, répétitif, comme une prière silencieuse ou une tentative de méditation. Il y avait quelque chose d'infiniment triste dans la courbe de ses épaules, dans la façon dont ses lèvres carmin se serraient imperceptiblement entre chaque gorgée.

Dehors, un couple passa en riant, bras dessus bras dessous, partageant un parapluie. Isagi détourna le regard.

Les habitués du café la connaissaient. *La jeune femme au visage de porcelaine*, murmuraient-ils lorsqu'elle n'était pas là. *Belle comme un rêve, seule comme une ombre*. Monsieur Tanabe la servait toujours avec une courtoisie respectueuse, ne posant jamais de questions indiscrètes, lui offrant parfois un wagashi avec son café. Les autres clients la regardaient du coin de l'œil — certains avec pitié, d'autres avec curiosité, quelques-uns avec ce mélange de fascination et de répulsion qu'inspirent les anomalies sociales.

Mais surtout, ils chuchotaient : mèrecélibataire.

Ces deux mots la suivaient partout, comme une étiquette collée à son dos, comme une malédiction dont elle ne pouvait se défaire. Dans le Japon de l'après-guerre, où les conventions sociales se reconstituaient avec la même rigueur qu'un immeuble bombardé, une femme seule avec un enfant était une anomalie. Une fêlure dans l'ordre des choses. Peu importait qu'elle fût instruite, qu'elle parlât trois langues, qu'elle travaillât honnêtement pour subvenir aux besoins de son fils — elle restait marquée, exclue du cercle des femmes respectables.

Les épouses la croisaient dans la rue et changeaient de trottoir. Les mères refusaient que leurs enfants jouent avec Haruki. Les employeurs hésitaient avant de l'embaucher, même quand ses qualifications étaient irréprochables. Que s'est-il passé avec le père ? demandaient invariablement les regards. Pourquoi n'est-elle pas mariée ? A-t-elle été abandonnée ? Est-ce une femme de mauvaise vie ?

Isagi avait appris à porter ce regard des autres comme on porte un manteau trop lourd. Elle relevait le menton, souriait avec grâce, et continuait son chemin. Elle ne devait rien à personne, aucune explication, aucune justification. Sa vie privée lui appartenait, sanctuaire inviolable qu'elle défendait férocement.

Mais certains jours, comme aujourd'hui, le poids devenait insupportable.

La pluie redoublait d'intensité, martelant les vitres avec une violence presque ragieuse. Le ciel avait pris cette teinte gris-mauve qui annonçait un orage durable. Dans la rue, les parapluies se pressaient davantage, les passants courbaient l'échine sous l'averse.

Isagi reposa sa tasse avec un soupir silencieux. Elle avait encore une heure avant de récupérer Haruki chez ses parents. Une heure de liberté, une heure de solitude choisie plutôt que subie. Ces moments au café Azabu étaient devenus son rituel, son refuge, le seul espace où elle pouvait simplement être — ni mère, ni employée, ni objet de commérages, mais simplement Yoichi, une femme de vingt-deux ans avec ses rêves brisés et ses espoirs ténus.

Elle repoussa ces pensées qui menaçaient de l'engloutir et sortit de son sac à main un paquet de cigarettes Peace.

Le geste était lent, délibéré, presque cérémoniel. Ses doigts effleurèrent le paquet bleu et blanc, familier et réconfortant. Fumer en public n'était pas seulement un vice — c'était une déclaration. Geste masculin, geste de rébellion. Une femme convenable ne fumait pas en public. Une femme convenable restait chez elle, préparait le thé, baissait les yeux en présence d'hommes. Une femme convenable avait un mari.

Mais Isagi avait abandonné l'idée d'être convenable le jour où Haruki était né, six mois seulement après le départ de Rin.

Elle tapa légèrement le paquet contre la paume de sa main — un geste appris en observant les hommes, les soldats américains qui traînaient encore dans certains quartiers, les salarymen devant les bureaux. Une cigarette glissa hors du paquet. Elle la plaça entre ses lèvres peintes de carmin, sentit le papier légèrement rugueux contre sa peau. Le goût du tabac non allumé, amer et prometteur.

Dans le café, les conversations s'étaient momentanément tues. Les deux étudiantes la fixaient, yeux écarquillés, mains devant leurs bouches ouvertes. Le vieil homme avait relevé la tête de son journal, sourcils froncés. Même Monsieur Tanabe, derrière son comptoir, avait suspendu son geste, torchon immobile dans sa main.

Isagi les ignora tous.

Elle chercha son briquet dans son sac, fouillant entre son poudrier, son porte-monnaie élimé, la photo de Haruki qu'elle gardait toujours sur elle. Ses doigts rencontrèrent le métal froid, mais lorsqu'elle le sortit, elle réalisa avec irritation qu'il était vide. Elle avait oublié de le remplir ce matin.

Un soupir lui échappa, presque un rire désabusé. Même dans ses petites rébellions, le destin semblait se moquer d'elle.

La cigarette pendant toujours entre ses lèvres, elle contempla la rue mouillée, acceptant presque cette déception mineure comme une métaphore de sa vie entière — des gestes entamés mais jamais complétés, des désirs allumés mais jamais satisfaits, des promesses non tenues.

Puis une voix s'éleva derrière elle, grave et légèrement teintée d'un accent étranger :

—Permettez-moi.

─────────────────────────

Isagi leva les yeux et son cœur rata un battement.

L'homme qui se tenait devant elle semblait tout droit sorti d'un film en noir et blanc, de ces productions hollywoodiennes qui envahissaient les cinémas tokyoïtes depuis la fin de l'Occupation. Grand — bien plus grand que la moyenne japonaise — il devait mesurer près d'un mètre quatre-vingt-cinq, une stature qui aurait pu être intimidante si elle n'avait pas été tempérée par une élégance naturelle. Ses épaules larges étaient moulées dans un costume trois-pièces d'un gris anthracite impeccable, coupé sur mesure avec cette précision qu'on ne trouvait que chez les meilleurs tailleurs européens.

Le tissu, même sous la lumière tamisée du café, révélait sa qualité exceptionnelle — laine fine, peut-être mélangée à de la soie, avec de subtiles rayures ton sur ton qui ne se dévoilaient que lorsqu'il bougeait. Son gilet était boutonné avec soin, une chaîne de montre en or traversant sa poitrine pour disparaître dans une poche. Sa chemise blanche, d'un blanc immaculé qui défiant l'humidité ambiante, était fermée par des boutons de manchette discrets mais indubitablement coûteux.

Ses cheveux blonds — d'un blond doré qui captait la lumière comme du miel ou du whisky dans un verre de cristal — étaient coiffés en arrière avec soin, révélant un front haut et des traits ciselés avec une précision presque douloureuse. Pommettes hautes, mâchoire anguleuse, nez droit qui aurait été parfait s'il n'avait pas été légèrement cassé à un moment de son passé, lui donnant cette imperfection virile qui ne faisait qu'accentuer la perfection du reste.

Mais c'étaient ses yeux qui la captivèrent, qui la paralysèrent littéralement sur sa chaise.

Bleus.

Pas le bleu ordinaire qu'on voyait parfois chez les métis ou sur les affiches publicitaires. Non. Un bleu de glace et de ciel d'hiver, un bleu de lac gelé sous le soleil de janvier, perçant, intelligent, empli d'une acuité presque surnaturelle qui semblait tout voir, tout comprendre, tout dénuder. Ces yeux-là ne se contentaient pas de regarder — ils lisaient, analysaient, dévoraient. Sous leur regard, Isagi eut l'impression d'être un manuscrit ancien qu'on ouvrait délicatement, page après page, révélant des secrets qu'elle-même ignorait posséder.

Une fine cicatrice traversait son sourcil gauche, pâle contre sa peau claire, trace d'une violence passée qui ne faisait qu'ajouter à son aura de mystère. Ses lèvres, bien dessinées, esquissaient un début de sourire — pas arrogant, non, mais confiant, comme s'il savait déjà qu'elle allait accepter son offre avant même qu'elle ne le sache elle-même.

Dans sa main droite, gantée de cuir noir d'une finesse remarquable, il tenait un briquet en argent.

L'objet était magnifique, ancien, probablement un héritage familial. Le métal était gravé d'initiales entrelacées — M.K. — dans une calligraphie élaborée de style gothique. Les reflets changeants de l'argent captaient la lumière du café, créant de minuscules constellations sur les murs sombres.

—Je... commença Isagi, la voix légèrement rauque, comme si elle n'avait pas parlé depuis des heures.

Elle s'éclaircit la gorge, consciente du ridicule de sa réaction. C'était juste un homme. Un étranger qui offrait du feu. Rien de plus. Pourtant, son cœur battait comme celui d'un oiseau pris au piège.

—Merci, murmura-t-elle finalement, détestant le tremblement qu'elle perçut dans sa propre voix.

Elle se pencha légèrement en avant, et lui fit de même, réduisant la distance entre eux à quelques centimètres à peine. Le monde sembla se rétrécir, le café Azabu et ses occupants s'évanouissant dans un flou périphérique. Il n'y avait plus que cet espace intime entre leurs visages, chargé d'une électricité palpable.

Le pouce de l'inconnu actionna le briquet d'un geste fluide, presque paresseux. La flamme jaillit — petite langue dorée et dansante qui sembla éclairer non seulement la cigarette mais aussi les traits d'Isagi, révélant la pâleur de sa peau, le rose délicat de ses joues, l'ombre de ses cils sur ses pommettes lorsqu'elle baissa les yeux.

Elle inhala, et la fumée dessina des arabesques dans l'air confiné du café, montant en spirales grises vers le plafond taché de nicotine. Le goût familier du tabac envahit ses poumons — âcre, réconfortant, ancrant. La nicotine commença son œuvre, détendant ses épaules tendues, ralentissant son cœur affolé.

Mais l'homme ne bougeait pas.

Il était toujours penché vers elle, le briquet refermé maintenant mais toujours dans sa main, la regardant avec cette intensité qui aurait dû la mettre mal à l'aise. Qui aurait dû la faire fuir, appeler Monsieur Tanabe, se lever et partir dignement.

Mais il y avait quelque chose dans son regard qui n'était pas de la convoitise ordinaire — pas cette lueur grasse et possessive qu'elle avait apprise à reconnaître chez certains hommes, ceux qui voyaient en elle une femme "facile" parce qu'elle était seule, parce qu'elle avait un enfant sans mari. Non. C'était... de la fascination. Pure, presque enfantine dans son intensité. Comme s'il contemplait une œuvre d'art rare dans un musée, quelque chose de précieux et de fragile qu'on ne pouvait toucher qu'avec révérence.

—Vous êtes allemand ? demanda-t-elle, surprise de sa propre audace.

Les femmes convenables ne parlaient pas aux étrangers. Les femmes convenables attendaient d'être présentées formellement. Mais Isagi avait déjà franchi tant de lignes qu'une de plus ne changerait rien à sa réputation de toute façon.

Un sourire étira les lèvres de l'inconnu, lent et dévastateur, révélant des dents parfaitement blanches qui contrastaient avec le hâle léger de sa peau. C'était le sourire d'un homme qui avait l'habitude d'obtenir ce qu'il voulait, mais qui savait également apprécier une surprise.

—Michael Kaiser, répondit-il avec une légère inclinaison de la tête qui évoquait les anciennes cours européennes. Et oui, coupable. Berlin, autrefois. Tokyo, désormais.

Sa voix était un instrument remarquable — grave sans être profonde, modulée avec soin, chaque mot prononcé avec une précision qui trahissait des années d'éducation raffinée. Il s'exprimait en japonais impeccable, presque sans accent, à peine teinté de cette dureté germanique qui rendait chaque syllabe plus tranchante, plus précise, comme des éclats de verre poli.

—Berlin, répéta Isagi, laissant le nom de la ville rouler sur sa langue.

Elle connaissait Berlin, du moins en théorie. Elle avait lu Goethe dans le texte original à l'université, étudié la philosophie allemande, admiré les reproductions de Caspar David Friedrich. Mais le Berlin dont parlaient les journaux maintenant était une ville divisée, occupée, blessée. Tout comme Tokyo, d'ailleurs. Deux capitales ravagées par la guerre, tentant de se reconstruire sur leurs propres ruines.

—Vous parlez remarquablement bien japonais, observa-t-elle, exhalant une longue volute de fumée qu'elle dirigea poliment loin de son visage.

—J'ai un don pour les langues, répondit Kaiser avec une modestie qui sonnait fausse, comme s'il était parfaitement conscient de ses talents et choisissait de les minimiser par courtoisie plutôt que par humilité véritable. Et votre ville mérite qu'on fasse l'effort de la comprendre. On ne peut pas vraiment connaître un endroit si on ne parle pas sa langue.

Il marqua une pause, ses yeux d'hiver balayant son visage avec cette même intensité troublante.

—Puis-je ? demanda-t-il en désignant la chaise libre face à elle.

Le temps sembla se suspendre.

Isagi était consciente de tous les regards qui convergeaient maintenant vers leur table. Les deux étudiantes avaient cessé de chuchoter et les observaient ouvertement, bouches entrouvertes. Le vieil homme avait complètement abandonné son journal. Même Monsieur Tanabe, depuis son comptoir, les fixait avec une expression indéchiffrable — quelque part entre la désapprobation et la curiosité.

Une femme seule n'acceptait pas la compagnie d'un étranger dans un café. Pas en 1953. Pas à Tokyo. Pas si elle tenait à sa réputation.

Mais quelle réputation lui restait-il à protéger, exactement ?

Isagi sentit une vague de rébellion monter en elle, la même qui l'avait poussée à sortir cette cigarette, la même qui la faisait marcher tête haute dans les rues malgré les murmures, la même qui lui avait fait choisir de garder Haruki alors que tant de voix lui conseillaient l'adoption ou pire.

Elle hocha la tête.

Un simple mouvement, à peine perceptible, mais qui scella quelque chose entre eux — un pacte silencieux, une transgression consentie, un pas dans l'inconnu.

—Je vous en prie, dit-elle, sa voix plus ferme maintenant.

Kaiser s'assit avec une grâce féline qui évoquait les grands fauves dans les documentaires qu'elle avait vus au cinéma — cette économie de mouvement qui ne gaspillait aucune énergie, cette fluidité qui suggérait une force considérable maintenue sous contrôle. Il croisa les jambes avec élégance, révélant des chaussures en cuir noir impeccablement cirées, et posa son chapeau feutre sur la table entre eux.

De près, elle remarqua d'autres détails : l'ombre d'une barbe naissante sur sa mâchoire malgré ce qui devait être un rasage matinal, l'odeur subtile de son eau de Cologne — quelque chose de boisé et d'épicé, cèdre peut-être, avec des notes de tabac et de cuir. Une odeur masculine, adulte, qui n'avait rien à voir avec les fragrances douces et fleuries des hommes japonais qu'elle connaissait.

Il avait retiré ses gants, révélant des mains aux longs doigts élégants. Des mains qui n'avaient jamais connu le travail manuel, avec des ongles soignés et des veines saillantes sous la peau claire. Une cicatrice pâle traversait sa paume droite — encore une marque d'un passé violent ou aventureux.

—Vous venez souvent ici, constata-t-il plus qu'il ne questionna, ses yeux bleus ne quittant jamais son visage.

Ce n'était pas une question ordinaire de courtoisie. C'était une affirmation. Ce qui signifiait qu'il l'avait déjà vue. Qu'il l'avait observée. Peut-être même suivie ?

Isagi devrait être inquiète. Ou indignée. Ou les deux.

Au lieu de cela, elle se sentit... intriguée.

—Deux ou trois fois par semaine, admit-elle, tapotant la cendre de sa cigarette dans le petit cendrier en verre. Quand j'ai besoin de réfléchir. Ou de ne pas réfléchir, plutôt.

Un sourire minuscule toucha ses lèvres carmines.

—Le café Azabu est hors du temps. On peut y oublier le monde extérieur pendant quelques heures.

—Hors du temps, répéta Kaiser, comme s'il goûtait l'expression. Oui. C'est exactement ça. J'ai ressenti la même chose la première fois que je suis entré ici.

Il se pencha légèrement en avant, réduisant encore la distance entre eux, créant une bulle d'intimité dans l'espace public du café.

—Et de quoi une femme comme vous a-t-elle besoin d'oublier le monde ? demanda-t-il, sa voix descendant d'un ton, devenant presque confidentielle.

La question était trop personnelle, trop directe. Isagi aurait dû la repousser, ériger des murs, maintenir les convenances.

Au lieu de cela, elle le regarda droit dans ces yeux impossiblement bleus et dit :

—De tout. Et de rien. Les deux à la fois.

Quelque chose passa dans le regard de Kaiser — une lueur de compréhension, de reconnaissance. Comme s'il connaissait lui aussi cette sensation d'être étranger dans sa propre vie, de porter des masques si longtemps qu'on ne savait plus quel visage se cachait dessous.

—Je comprends cela mieux que vous ne l'imaginez, Mademoiselle...

Il laissa la phrase en suspens, une invitation à se présenter.

Isagi hésita. Donner son nom, c'était franchir une autre ligne. C'était transformer cet étranger en connaissance. C'était ouvrir une porte qu'elle ne pourrait peut-être plus refermer.

La pluie continuait de marteler les vitres. Le jazz continuait de jouer sur le phonographe — une mélodie mélancolique de Billie Holiday maintenant, "Good Morning Heartache". Quelque part dehors, Tokyo continuait sa vie frénétique, indifférente aux petits drames qui se jouaient dans ses cafés.

—Isagi, dit-elle finalement, sa cigarette se consumant lentement entre ses doigts. Yoichi Isagi.

—Yoichi, répéta-t-il, et son accent allemand donnait à son prénom une sonorité étrangère, presque exotique, comme s'il le transformait en quelque chose de nouveau. C'est un prénom magnifique. Qu'est-ce qu'il signifie ?

—"Premier fils", répondit-elle avec une touche d'ironie dans la voix. Mes parents voulaient un garçon. Ils ont eu une fille. Mais ils ont gardé le prénom quand même.

—Des iconoclastes, commenta Kaiser avec un sourire approbateur. J'aime cela.

Il fit signe à Monsieur Tanabe qui observait toujours depuis son comptoir.

—Deux cafés, s'il vous plaît. Et ce que Mademoiselle Isagi prend habituellement.

Le propriétaire hocha la tête, visiblement surpris mais trop professionnel pour le montrer ouvertement. Il disparut derrière son comptoir pour préparer les commandes.

Isagi arqua un sourcil élégant.

—Vous êtes bien présomptueux, Monsieur Kaiser. Qui vous dit que je veux rester ?

—Vos yeux, répondit-il simplement, avec cette honnêteté désarmante qu'elle commençait à reconnaître comme caractéristique de cet homme. Ils disent oui alors que vos lèvres hésitent encore à formuler le mot.

Le rouge monta aux joues d'Isagi — chaleur soudaine qui n'avait rien à voir avec la température du café ou la fumée de sa cigarette. Il la lisait comme un livre ouvert, cet étranger aux yeux d'hiver, et au lieu de se sentir exposée, violée dans son intimité, elle se sentait... vue. Vraiment vue. Pour la première fois depuis des années.

—Vous êtes dangereusement direct, Monsieur Kaiser, murmura-t-elle.

—Michael, corrigea-t-il. Et la vie est trop courte pour les circonlocutions, Yoichi. La guerre m'a au moins appris cela.

La mention de la guerre flotta entre eux, lourde de non-dits. Ils avaient tous deux survécu, d'un côté et de l'autre du conflit. Ils avaient tous deux vu leur monde s'effondrer et tenté de se reconstruire sur les ruines. Cette compréhension mutuelle, tacite, créait un lien inattendu.

Monsieur Tanabe apporta les cafés sur un plateau laqué — deux tasses fumantes et une petite assiette de castella, le gâteau éponge portugais devenu spécialité de Nagasaki. Un luxe que Isagi ne s'offrait que rarement.

—Merci, dirent-ils à l'unisson, puis rirent doucement de cette synchronicité.

Kaiser prit sa tasse, la porta à ses lèvres sans quitter Isagi des yeux. Elle l'imita, consciente du poids de son regard sur sa bouche, sur ses mains, sur la courbe de son cou lorsqu'elle avala.

—Alors, Yoichi Isagi, dit-il en reposant sa tasse, que faites-vous quand vous n'oubliez pas le monde dans des cafés hors du temps ?

C'était le moment. Le moment où elle pouvait mentir, créer une fiction, se présenter comme une simple employée de bureau ou une étudiante attardée. Le moment où elle pouvait omettre Haruki, omettre Rin, omettre tout ce qui faisait d'elle une femme "inappropriée" pour un homme comme Michael Kaiser.

Mais il y avait quelque chose dans ces yeux bleus — cette intelligence aiguë, cette perception presque surnaturelle — qui lui disait que cet homme détecterait le mensonge immédiatement. Et plus encore, quelque chose en elle refusait de mentir. Si Michael Kaiser voulait la connaître, il devrait accepter toute la vérité, ou rien du tout.

—Je traduis, dit-elle. Anglais-japonais, principalement. Pour des entreprises, des documents officiels. Parfois de l'allemand aussi, quand j'ai de la chance.

—Une linguiste, dit Kaiser avec une admiration évidente qui n'avait rien de feinte. Remarquable. Et rare, pour une femme de votre génération.

—J'ai étudié à l'université avant... avant la guerre, expliqua Isagi. J'ai eu la chance d'avoir des professeurs qui croyaient que les femmes pouvaient avoir un cerveau en plus d'un utérus.

La crudité de ses mots la surprit elle-même. Elle ne parlait jamais ainsi. Mais quelque chose chez cet homme lui donnait envie de repousser les limites, de tester ses réactions, de voir jusqu'où elle pouvait aller avant qu'il ne se révèle comme tous les autres.

Au lieu de se scandaliser, Kaiser éclata de rire — un rire riche et profond qui fit vibrer quelque chose dans la poitrine d'Isagi.

—J'aime votre franchise, dit-il. À Berlin, avant que tout ne parte en fumée, j'avais une sœur comme vous. Brillante, caustique, refusant de se conformer. Elle aurait adoré vous rencontrer.

Avait. Passé. Isagi n'osa pas demander ce qui était arrivé à cette sœur. La guerre avait laissé trop de tombes ouvertes, trop de questions sans réponses.

—Et vous ? demanda-t-elle pour changer de sujet. Que fait un Allemand de Berlin à Tokyo en ce printemps pluvieux de 1953 ?

—Des affaires, répondit Kaiser vaguement. Import-export, principalement. L'après-guerre a créé des opportunités pour ceux qui savent les saisir. Le Japon se reconstruit. Il a besoin de contacts européens, de technologies, de capitaux. Je sers de... pont, disons.

C'était évasif, presque suspicieusement vague. Mais Isagi n'insista pas. Elle aussi avait ses secrets. Il était juste qu'il garde les siens.

—Un pont entre deux mondes, murmura-t-elle. C'est une position précaire.

—Toutes les positions intéressantes le sont, répondit Kaiser.

Leurs regards se verrouillèrent, et Isagi sentit ce frisson caractéristique parcourir son échine — ce mélange de peur et d'excitation, ce vertige qu'on ressent au bord d'un précipice.

Dehors, la pluie commençait à se calmer, se transformant en bruine fine. Les néons de la rue prenaient le relais du jour déclinant, peignant le monde de couleurs artificielles — rose, bleu, vert acide.

Et dans le café Azabu, hors du temps, deux étrangers continuaient de se découvrir, mot après mot, regard après regard, franchissant sans le savoir le seuil d'une histoire qui changerait leurs vies à jamais.

─────────────────────────

La conversation s'installa entre eux comme un animal apprivoisé — d'abord prudente, hésitante, puis de plus en plus confortable, de plus en plus audacieuse. Les mots s'échangeaient avec une fluidité étonnante, comme s'ils se connaissaient depuis des années plutôt que des minutes. Isagi découvrait qu'elle pouvait respirer plus librement en présence de cet homme, que l'armure qu'elle portait en permanence dans le monde extérieur devenait moins nécessaire ici, dans cette bulle d'intimité qu'ils créaient au milieu du café.

—Alors, dites-moi, commença Kaiser en coupant délicatement un morceau de castella avec sa fourchette, un geste précis qui trahissait des années d'étiquette raffinée, que traduit une linguiste accomplie en ce moment ? Traités commerciaux ennuyeux ? Manuels techniques ?

—Les deux, admit Isagi avec un petit sourire. Beaucoup de documentation sur les machines textiles en ce moment. L'industrie du textile reprend, les usines se modernisent. Ils ont besoin de comprendre les manuels anglais et allemands.

Elle porta sa tasse à ses lèvres, consciente que Kaiser observait le mouvement avec une attention troublante.

—C'est technique, répétitif, parfois assommant. Mais cela paie les factures.

—Une pragmatique, observa-t-il. J'apprécie cela. Trop de gens vivent dans des rêves, refusant de voir la réalité en face.

—Et vous ? Êtes-vous un rêveur ou un pragmatique, Michael Kaiser ?

C'était la première fois qu'elle utilisait son prénom, et elle vit quelque chose s'allumer dans ses yeux — une lueur de satisfaction, comme s'il venait de gagner une bataille mineure mais significative.

—Les deux, je suppose, répondit-il après un moment de réflexion. Je rêve grand, mais je construis avec méthode. Les châteaux en Espagne sont charmants, mais ils ne résistent pas aux tempêtes. Il faut des fondations solides, de la pierre et du mortier, pas seulement de l'imagination.

Il se pencha légèrement en arrière, ses doigts jouant avec l'anse de sa tasse, et Isagi remarqua combien ses mains étaient élégantes — longues, expressives, des mains de pianiste ou de chirurgien.

—Parlez-moi de l'université, demanda-t-il soudain. Avant la guerre. Comment était-ce pour vous ? Qu'étudiiez-vous ?

Isagi sentit une vague de nostalgie la submerger. L'université. Cette époque bénie où tout semblait possible, où elle était simplement une étudiante brillante parmi d'autres, où l'avenir s'étendait devant elle comme une page blanche.

—Littérature comparée, principalement, répondit-elle, ses yeux prenant cette lueur rêveuse qu'ils avaient toujours quand elle parlait de ses études. Langues étrangères, philosophie. J'adorais Goethe, Rilke, Heine. Mais aussi Baudelaire, Rimbaud. Et naturellement, nos propres classiques — Murasaki Shikibu, Bashō.

—"Die Welt ist so leer, wenn man nur Berge, Flüsse und Städte darin denkt," cita Kaiser en allemand, sa voix prenant une profondeur particulière dans sa langue maternelle. "Aber hie und da jemanden zu wissen, der mit uns übereinstimmt, mit dem wir auch stillschweigend fortleben, das macht uns dieses Erdenrund erst zu einem bewohnten Garten."

Le monde est si vide si l'on y pense seulement en termes de montagnes, rivières et cités. Mais savoir qu'ici et là quelqu'un vit en harmonie avec nous, avec qui nous continuons d'exister même en silence, cela seul transforme cette terre en un jardin habitable.

Isagi sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Elle connaissait cette citation de Goethe, l'avait même traduite une fois dans un devoir universitaire. Mais l'entendre dans la bouche de cet homme, prononcée avec cette mélancolie contenue, prenait une résonance entièrement nouvelle.

—Vous connaissez Goethe, dit-elle, non pas comme une question mais comme une constatation émerveillée.

—Tout Allemand qui se respecte connaît Goethe, répondit Kaiser avec un sourire en coin. Même ceux d'entre nous qui ont fui l'Allemagne, qui ont vu Berlin brûler, qui ont regardé notre civilisation s'effondrer sous le poids de sa propre folie. Nous emportons nos poètes avec nous. Ils sont plus légers que des valises et durent plus longtemps que n'importe quel bien matériel.

Il y avait quelque chose de sombre dans son ton maintenant, une ombre qui passait sur son visage comme un nuage sur le soleil. Isagi voulait poser des questions — *qu'avez-vous vu ? qu'avez-vous fait ? pourquoi êtes-vous parti ?* — mais elle se retint. On ne fouillait pas les plaies d'un étranger, même quand on sentait qu'elles étaient fraternelles aux siennes propres.

—Je comprends cela, dit-elle doucement. Après les bombardements, après que notre maison a brûlé, ma mère a pleuré ses kimonos perdus, ses céramiques brisées. Moi, je pleurais mes livres. Tout mon Rilke, mon Baudelaire, mes éditions annotées de Genji Monogatari. Partis en fumée.

—Les livres sont des amis irremplaçables, acquiesça Kaiser. Des compagnons silencieux qui ne jugent jamais, ne trahissent jamais.

—Contrairement aux gens, ajouta Isagi avec une amertume qu'elle n'avait pas voulue laisser transparaître.

Kaiser la regarda intensément, et elle vit dans ses yeux qu'il avait compris — non pas les détails, pas encore, mais l'essence. Cette femme avait été trahie. Cette femme avait été blessée. Cette femme portait des cicatrices invisibles aussi profondes que celles qu'on pouvait voir sur sa propre peau.

—Les gens décevront toujours, dit-il finalement, sa voix grave et sincère. Parce que nous sommes tous faillibles, tous égoïstes à notre manière. La question n'est pas de savoir si nous décevrons ceux que nous aimons, mais combien de fois nous serons prêts à nous relever après les avoir déçus, à demander pardon, à essayer d'être meilleurs.

Isagi étudia son visage, cherchant les signes d'hypocrisie ou de manipulation. Mais tout ce qu'elle voyait était une honnêteté brute, presque douloureuse.

—Vous parlez comme quelqu'un qui a beaucoup déçu, observa-t-elle.

—Ou comme quelqu'un qui a été beaucoup déçu, contra Kaiser. Les deux perspectives enseignent la même leçon.

Un silence tomba entre eux, mais ce n'était pas un silence inconfortable. C'était un silence rempli, chargé de compréhension mutuelle, de reconnaissance tacite. Deux âmes blessées qui se reconnaissaient dans les yeux de l'autre.

Dehors, la bruine avait cessé complètement. Les rues commençaient à s'animer avec l'heure de pointe du soir — salarymen rentrant chez eux, étudiants se précipitant vers les izakayas, couples bras dessus bras dessous profitant de la fraîcheur post-pluie.

Kaiser observait Isagi avec cette même intensité qui la troublait tant, et elle se demanda ce qu'il voyait exactement. Est-ce qu'il voyait la mère épuisée qui comptait chaque yen ? Est-ce qu'il voyait la femme marquée par le scandale ? Ou est-ce qu'il voyait quelque chose d'autre, quelque chose qu'elle-même avait oublié ?

—Vous êtes extraordinairement belle, dit-il soudainement, sans préambule ni artifice.

Isagi cligna des yeux, déstabilisée par la franchise de la déclaration.

—Ce n'est pas...

—Je ne dis pas cela pour vous séduire, l'interrompit-il doucement. Enfin, pas seulement pour cela. Je le dis parce que c'est vrai. Vous avez cette qualité particulière... comme une estampe de Kitagawa Utamaro. Cette beauté qui semble trop délicate pour exister dans le monde réel, qui devrait être préservée sous verre dans un musée.

Il marqua une pause, penchant légèrement la tête sur le côté, l'étudiant comme un peintre étudie son modèle.

—Mais il y a aussi quelque chose de plus. Une force sous la fragilité. De l'acier sous la porcelaine. C'est cette contradiction qui vous rend fascinante.

Isagi sentit ses joues s'enflammer. Elle n'était pas habituée aux compliments directs, et certainement pas à des compliments aussi... perceptifs. Les hommes la trouvaient jolie, certes, mais ils voyaient rarement au-delà de la surface. Kaiser, lui, semblait lire en elle comme dans un livre ouvert en allemand — une langue qu'elle comprenait mais qui gardait toujours ses mystères.

—Vous me mettez mal à l'aise, avoua-t-elle, cherchant refuge dans sa cigarette qui s'était presque entièrement consumée.

—Bien, répondit Kaiser sans une once de remords. L'inconfort signifie que vous êtes vivante. Les morts seuls ne ressentent rien.

Il termina son café d'une gorgée élégante et fit signe à Monsieur Tanabe pour une autre tournée. Le propriétaire acquiesça, mais Isagi remarqua son expression légèrement désapprobatrice. Une femme respectable ne restait pas si longtemps avec un homme dans un café. Les langues allaient se délier.

*Qu'elles se délient*, pensa-t-elle avec une rébellion soudaine. *Elles parlent déjà.*

—Parlez-moi de Berlin, demanda-t-elle, désireuse de détourner l'attention d'elle-même. Avant la guerre. Comment était-ce ?

Le visage de Kaiser se transforma, prenant une expression nostalgique teintée de douleur.

—Magique, dit-il simplement. Absolument magique. Les cafés sur Unter den Linden, les théâtres, les salles de concert. Vous pouviez entendre Furtwängler diriger Beethoven un soir et voir une pièce expressionniste scandaleuse le lendemain. La ville vibrait d'énergie créative, d'idées nouvelles, de possibilités infinies.

Il se tut, ses doigts traçant des motifs invisibles sur la table.

—Et puis tout s'est effondré. Lentement d'abord, puis de plus en plus vite, comme une avalanche. Les livres brûlés, les artistes fuyant, les uniformes bruns dans les rues. La ville que j'aimais est morte bien avant que les bombes ne commencent à tomber.

—Pourquoi êtes-vous parti ? demanda Isagi doucement.

Kaiser leva les yeux vers elle, et pour la première fois, elle vit quelque chose de vulnérable dans son regard.

—Parce que rester signifiait devenir quelque chose que je refusais d'être. Ou mourir. Le choix n'était pas difficile, même si les conséquences l'ont été.

Sa main monta inconsciemment vers son sourcil, effleurant la cicatrice pâle qui le traversait. Isagi avait remarqué cette marque dès leur première rencontre, mais maintenant, observant son geste presque réflexe, elle comprit que cette cicatrice avait une histoire. Une histoire qu'il ne raconterait peut-être jamais entièrement.

—Cette cicatrice, dit-elle impulsivement, surprise de sa propre audace. Comment...?

Kaiser baissa sa main, un sourire amer aux lèvres.

—Un souvenir d'une nuit difficile à Berlin, en 1938. J'ai dit quelque chose que je n'aurais pas dû dire à quelqu'un que je n'aurais pas dû provoquer. On m'a expliqué mon erreur avec... vigueur.

Il toucha à nouveau la cicatrice, cette fois avec une certaine tendresse, comme on toucherait une médaille de guerre.

—Je la garde comme rappel. De ce qu'il en coûte d'avoir des principes. De ce qu'il faut parfois sacrifier pour rester soi-même.

Isagi sentit quelque chose se serrer dans sa poitrine. Cette cicatrice n'était pas seulement une marque physique — c'était un symbole. Un témoignage de courage, de rébellion, de refus de se conformer. Exactement ce qu'elle essayait de faire elle-même chaque jour, à sa manière plus discrète.

—Elle vous va bien, dit-elle doucement. Elle vous rend... réel. Moins intimidant.

Kaiser rit, surpris.

—Intimidant ? Moi ?

—Terriblement, confirma Isagi. Vous êtes trop beau, trop élégant, trop... parfait. Cette cicatrice vous humanise. Elle raconte une histoire de vulnérabilité, de défaite peut-être, mais aussi de survie.

—Vous voyez beaucoup de choses, Yoichi Isagi, murmura Kaiser, ses yeux bleus la fixant avec une intensité renouvelée. Trop de choses, peut-être. C'est dangereux, ce genre de perception. Pour vous comme pour ceux que vous observez.

—Je suis traductrice, répondit-elle avec un haussement d'épaules délicat. Mon métier consiste à lire entre les lignes, à comprendre ce qui n'est pas dit explicitement. Les gens ne sont que des textes plus complexes.

—Et quel texte suis-je, d'après vous ?

Isagi prit le temps de réfléchir, étudiant son visage ouvertement maintenant. Les pommettes hautes, la mâchoire forte, les yeux perçants, la cicatrice révélatrice. Les mains élégantes mais marquées. Le costume parfait mais la posture qui suggérait une tension sous-jacente, une vigilance de tous les instants.

—Un palimpseste, dit-elle finalement. Un manuscrit qui a été gratté et réécrit plusieurs fois. On peut encore voir les traces de ce qui était écrit avant, si on regarde assez attentivement. Des histoires effacées mais pas complètement, des identités abandonnées mais pas oubliées.

Kaiser resta silencieux un long moment, et Isagi craignit d'être allée trop loin, d'avoir violé une intimité qu'il n'était pas prêt à partager.

Puis il sourit — non pas son sourire charmeur habituel, mais quelque chose de plus authentique, presque enfantin dans sa sincérité.

—Personne ne m'avait jamais décrit ainsi, dit-il. C'est... remarquablement précis. Et un peu effrayant, je dois l'admettre.

—Désolée, murmura Isagi, soudain consciente de son impudence.

—Ne vous excusez jamais de voir clairement, répondit Kaiser fermement. La plupart des gens préfèrent l'aveuglement confortable. Vous n'êtes pas l'une d'entre eux, et c'est une qualité rare.

Il se pencha à nouveau en avant, et Isagi sentit son cœur s'accélérer malgré elle.

—Maintenant, dites-moi, Yoichi. Quel texte êtes-vous ? Parce que je vous ai observée avant aujourd'hui...

Isagi tressaillit légèrement, confirmant ses soupçons antérieurs.

—Oui, admit-il sans honte. Je vous ai vue ici, trois fois maintenant. Toujours seule, toujours près de cette fenêtre, toujours avec cette expression... comment dire ? Comme si vous étiez présente et absente en même temps. Comme si une partie de vous existait ailleurs, dans un monde que personne d'autre ne pouvait voir.

Il s'arrêta, attendant qu'elle réponde à sa question initiale.

Isagi hésita. C'était le moment de vérité, n'est-ce pas ? Elle pouvait continuer à jouer, à danser autour de la réalité, à maintenir les apparences. Ou elle pouvait faire ce qu'elle avait commencé à faire — être honnête, brutalement honnête, et voir si cet homme resterait ou fuirait comme les autres.

—Un traité de survie, dit-elle enfin, sa voix à peine audible au-dessus du jazz qui continuait de jouer en fond. Écrit à la hâte, avec des erreurs et des ratures, mais fonctionnel. Pas élégant, pas poétique, mais qui tient debout jour après jour.

Elle releva les yeux vers lui, défiant presque.

—Je ne suis pas un palimpseste fascinant, Michael Kaiser. Je suis un manuel d'instructions pour continuer à respirer quand la vie devient trop difficile.

Kaiser ne répondit pas immédiatement. Il la regardait avec cette intensité dévorante, et Isagi se sentit nue sous ce regard, comme si chaque couche protectrice qu'elle avait construite au fil des années se dissolvait une à une.

—Non, dit-il finalement, sa voix grave et absolue. Non, vous n'êtes pas juste cela. Vous êtes également un poème. Peut-être un poème triste, en mineur, avec des vers brisés et des rimes imparfaites. Mais un poème quand même. Le genre qu'on relit encore et encore, essayant de comprendre ce qui se cache entre les strophes.

Isagi sentit les larmes lui monter aux yeux et cligna rapidement pour les chasser. Elle ne pleurait pas. Elle ne pleurait plus depuis longtemps. Les larmes étaient un luxe qu'elle ne pouvait pas se permettre.

—Vous êtes soit un menteur exceptionnel, soit...

—Soit quoi ? demanda Kaiser, se penchant encore plus près.

—Soit dangereux pour ma tranquillité d'esprit, termina-t-elle dans un souffle.

—Peut-être les deux, admit-il avec un sourire qui était à la fois promesse et avertissement. Mais vous, Yoichi Isagi, vous êtes dangereuse pour la mienne également. Et je découvre que cela ne me déplaît pas du tout.

Le nouveau café arriva, interrompant le moment. Monsieur Tanabe posa les tasses avec un bruit discret, clairement mal à l'aise avec l'intimité palpable qui s'était installée à cette table.

Isagi jeta un coup d'œil à l'horloge murale et sursauta. Comment était-il déjà 17h30 ? Elle devait récupérer Haruki chez ses parents à 18h. Le temps avait filé sans qu'elle s'en rende compte, emporté par la conversation, par ces yeux bleus, par cette présence magnétique qui la faisait oublier tout le reste.

—Je dois y aller, dit-elle avec un regret qu'elle ne chercha pas à cacher.

—Déjà ? demanda Kaiser, et elle perçut une déception similaire dans sa voix.

—J'ai... des obligations, dit-elle prudemment, ne mentionnant pas encore Haruki, pas prête à révéler ce dernier secret.

Kaiser hocha la tête, n'insistant pas. Un autre point en sa faveur — il respectait les limites, même quand elles le frustraient visiblement.

—Puis-je vous raccompagner ? demanda-t-il en se levant déjà.

—Non, refusa-t-elle doucement mais fermement. Pas aujourd'hui. Les gens parlent déjà assez.

Elle vit la compréhension dans ses yeux — il savait qu'elle était vulnérable aux commérages, que sa réputation était déjà fragile. Il n'insista pas.

—Alors, puis-je vous revoir ? demanda-t-il directement. Ici, ou ailleurs ? Quand vous voudrez, où vous voudrez. Mais dites-moi que je vous reverrai.

Isagi rassembla ses affaires — son sac, ses cigarettes, son petit parapluie plié. Elle devrait dire non. C'était la réponse raisonnable, la réponse prudente. Cet homme était un tourbillon, une tempête qui risquait d'emporter les fragiles fondations de la vie qu'elle avait construite.

Mais quand avait-elle été raisonnable pour la dernière fois ?

—Mercredi prochain, dit-elle. Ici. Même heure.

Le sourire qui illumina le visage de Kaiser aurait pu faire pâlir le soleil.

—Mercredi, confirma-t-il. J'y serai.

Isagi se leva, consciente de tous les regards rivés sur eux. Elle enfila son léger manteau, ajusta son sac sur son épaule.

—Au revoir, Michael Kaiser, dit-elle formellement.

—Au revoir, Yoichi Isagi, répondit-il en s'inclinant légèrement, geste européen qui semblait étrangement approprié. Jusqu'à mercredi.

Elle se dirigea vers la sortie, sentant son regard sur son dos comme une caresse physique. À la porte, elle se retourna une dernière fois.

Il était toujours là, debout près de la table, la regardant partir avec cette expression indéchiffrable — quelque part entre la satisfaction d'un chasseur et la vulnérabilité d'un homme qui vient de découvrir quelque chose de précieux et de terrifiants à la fois.

Leurs yeux se croisèrent une dernière fois à travers la distance du café.

Et Isagi sut, avec une certitude qui lui coupa le souffle, que sa vie venait de basculer irrémédiablement.

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Mais Isagi ne partit pas immédiatement.

Sa main était sur la poignée de la porte, son corps tourné vers la sortie, mais ses pieds refusaient de bouger. Comme si une force invisible la retenait, comme si un fil invisible la reliait encore à cet homme aux yeux d'hiver qui la regardait toujours depuis leur table. Elle sentit le poids de cette connexion nouvelle, fragile comme du verre filé mais déjà étonnamment solide.

Pars, s'ordonna-t-elle. Pars maintenant, avant que cela ne devienne plus compliqué.

Mais son corps n'obéissait pas à sa raison.

Derrière elle, elle entendit Kaiser se rasseoir, le cuir de la banquette craquant doucement. Elle l'entendit allumer une cigarette — probablement l'une des siennes, oubliée sur la table dans sa précipitation à partir. Le son du briquet en argent, ce déclic métallique distinctif, résonna dans le silence soudain du café.

Car le café était devenu silencieux.

Isagi prit conscience, avec un frisson glacé le long de son échine, que toutes les conversations s'étaient arrêtées. Le jazz continuait de jouer sur le phonographe — une mélodie de Chet Baker maintenant, "My Funny Valentine" — mais les voix humaines s'étaient tues. Même le cliquetis des tasses avait cessé.

Ils observaient tous.

Les deux étudiantes dans leur coin, qui ne riaient plus et dont les yeux passaient d'Isagi à Kaiser avec une fascination horrifiée. Le vieil homme au journal, qui avait complètement abandonné toute prétention de lire et fixait la scène ouvertement, sourcils froncés dans une désapprobation manifeste. Un couple d'âge moyen près du comptoir, la femme murmurant quelque chose à l'oreille de son mari tout en regardant Isagi avec ce mélange de pitié et de jugement qu'elle connaissait si bien.

Et Monsieur Tanabe derrière son comptoir, essuyant le même verre depuis cinq bonnes minutes, son expression habituellement neutre craquelée par une inquiétude paternelle.

L'air du café était devenu épais, chargé, presque suffocant. Isagi sentit la chaleur monter à ses joues, une rougeur qui n'avait rien à voir avec le plaisir et tout à voir avec la honte. Cette honte familière, cette vieille compagne qui ne la quittait jamais vraiment, qui attendait toujours dans l'ombre, prête à ressurgir au moindre faux pas.

Une femme seule avec un étranger.

Une mère célibataire qui fume en public.

Une femme sans pudeur, sans dignité.

Elle pouvait presque entendre leurs pensées, lire leurs jugements sur leurs visages. Demain, l'histoire se répandrait. La femme au café Azabu et l'Allemand blond. Combien de temps étaient-ils restés ensemble ? Une heure ? Peut-être plus ? Et comment se regardaient-ils ? Oh, d'une manière bien trop intime pour des étrangers. Et elle riait, vous imaginez ? Riait avec un homme qu'elle venait de rencontrer. Comme une...

Isagi ferma les yeux, respirant profondément pour calmer les battements paniqués de son cœur.

Qu'ilspensentcequ'ilsveulent, se dit-elle avec une détermination féroce. Ils pensent déjà le pire de toute façon. Quelle différence cela fait-il ?

Mais une voix plus petite, plus vulnérable, murmurait : Cela fait une différence pour Haruki. Cela fera une différence quand il grandira, quand les autres enfants lui répéteront ce que leurs parents disent de sa mère.

Elle rouvrit les yeux et son regard croisa celui d'une des étudiantes. La jeune fille détourna immédiatement les yeux, gênée d'avoir été prise en flagrant délit d'observation. Mais pas avant qu'Isagi n'ait vu l'expression sur son visage — pas du jugement, comme elle s'y attendait, mais quelque chose qui ressemblait étrangement à... de l'envie ?

Oui, de l'envie. Cette jeune fille aux joues rondes et aux yeux brillants la regardait avec envie. Comme si Isagi faisait quelque chose de courageux, quelque chose que cette étudiante aimerait faire elle-même mais n'oserait jamais.

Cette réalisation frappa Isagi comme une gifle.

Elle n'était pas seulement un objet de scandale. Elle était aussi un symbole. De rébellion, de liberté, de refus de se conformer. Pour certains, elle était un avertissement — voilà ce qui arrive aux femmes qui sortent du droit chemin. Mais pour d'autres, peut-être, elle était une inspiration — voilà ce qu'on peut être quand on refuse de vivre selon les règles des autres.

Un calme étrange descendit sur elle. Une clarté soudaine, presque vertigineuse.

Elle lâcha la poignée de la porte.

Et se retourna complètement.

Kaiser était toujours assis à leur table, sa cigarette — sa cigarette à elle, effectivement — coincée entre ses longs doigts. Il l'observait avec cette intensité qui lui était propre, mais il y avait maintenant quelque chose de nouveau dans son expression. De la curiosité, peut-être. Ou de l'admiration pour ce qu'elle allait faire ensuite.

Isagi traversa le café, ses pas résonnant sur le plancher de bois avec une assurance qu'elle ne ressentait pas vraiment mais qu'elle projetait avec conviction. Elle passa devant le vieil homme qui toussa bruyamment en signe de désapprobation. Devant le couple d'âge moyen dont la femme se signa discrètement comme si elle était témoin d'une profanation. Devant les étudiantes qui se penchèrent l'une vers l'autre pour chuchoter frénétiquement.

Elle ignora tout le monde.

Et revint s'asseoir face à Kaiser.

Le sourire qui étira lentement les lèvres de l'Allemand était absolument triomphal. Mais il y avait aussi de la tendresse dedans, une douceur inattendue, comme s'il comprenait exactement ce que ce geste lui coûtait et l'admirait pour cela.

—J'ai changé d'avis, dit-elle simplement, reprenant la cigarette de ses doigts et la portant à ses propres lèvres.

—Je vois cela, répondit Kaiser, ses yeux bleus brillant d'un amusement contenu. Puis-je demander pourquoi ?

Isagi exhala la fumée lentement, regardant les volutes grises monter vers le plafond.

—Parce que fuir ne change rien. Ils parleront de toute façon. Autant leur donner quelque chose d'intéressant à raconter.

Kaiser rit — un rire bas et riche qui sembla résonner dans la poitrine d'Isagi.

—Vous êtes extraordinaire, dit-il. Vraiment extraordinaire.

—Je suis fatiguée, le corrigea-t-elle. Fatiguée de me cacher, de m'excuser d'exister, de marcher sur des œufs pour ne pas offenser des gens qui me jugent de toute façon.

Elle se pencha légèrement en avant, baissant la voix pour que seul Kaiser puisse l'entendre.

—Vous avez dit que la vie était trop courte pour les circonlocutions. Eh bien, elle est aussi trop courte pour vivre selon les règles de gens qui ne vous connaissent même pas.

—Amen, murmura Kaiser, levant sa tasse de café dans un toast ironique. À la rébellion. À la liberté. Et à ne pas donner une merde de ce que pensent les autres.

Le langage cru, totalement inapproprié, surprit Isagi et elle étouffer un rire malgré elle. C'était tellement... libérateur. Personne ne lui parlait ainsi. Tout le monde marchait sur des œufs autour d'elle, utilisant un langage poli et convenu, traitant sa situation avec des pincettes comme si elle était une bombe sur le point d'exploser.

Kaiser, lui, ne faisait pas semblant. Il ne la traitait pas comme une victime fragile ou une curiosité scandaleuse. Il la traitait comme une égale. Comme une personne réelle avec des pensées réelles et des émotions réelles.

—Vous êtes une mauvaise influence, Monsieur Kaiser, dit-elle, mais il y avait de la chaleur dans sa voix.

—Je l'espère bien, répondit-il. Les bonnes influences sont terriblement ennuyeuses.

Autour d'eux, le café commençait lentement à reprendre vie. Les conversations reprenaient, d'abord en murmures puis en volume normal, bien que tous les regards continuent de dériver périodiquement vers leur table. Mais l'intensité du moment était passée. Ils avaient été catalogués, évalués, jugés. Maintenant, ils n'étaient plus qu'une curiosité, un sujet de ragots pour les jours à venir.

Monsieur Tanabe s'approcha de leur table, son expression difficile à déchiffrer.

—Mademoiselle Isagi, dit-il doucement, assez bas pour que seuls elle et Kaiser puissent entendre. Puis-je vous parler un moment ? En privé ?

Isagi sentit son estomac se nouer. Allait-il lui demander de partir ? Lui interdire de revenir ? Le café Azabu était son refuge, son sanctuaire. Perdre cet endroit serait...

—Bien sûr, Monsieur Tanabe, répondit-elle en se levant.

Kaiser fit mine de se lever aussi, protecteur, mais elle lui fit signe de rester assis. C'était son problème, sa conséquence à gérer.

Elle suivit le propriétaire vers le comptoir, consciente de tous les yeux qui suivaient leur progression. Son cœur battait vite, ses mains étaient moites. Elle se préparait au pire.

Monsieur Tanabe se tourna vers elle, et à sa grande surprise, son expression était... inquiète. Paternellement inquiète, pas sévèrement désapprobatrice.

—Yoichi-san, commença-t-il, utilisant son prénom avec la familiarité que leur permettaient ses années de fréquentation régulière. Je ne suis pas votre père. Je n'ai pas le droit de vous dire comment vivre votre vie.

Il marqua une pause, choisissant ses mots avec soin.

—Mais je me sens... responsable. Vous venez ici depuis si longtemps. Je vous ai vue lutter, survivre, reconstruire. Et je ne voudrais pas vous voir blessée à nouveau.

Isagi sentit sa gorge se serrer. Cette gentillesse inattendue, ce souci authentique, était presque plus difficile à supporter que de la désapprobation directe.

—Je comprends votre inquiétude, Monsieur Tanabe, dit-elle doucement. Mais...

—Cet homme, l'interrompit-il, jetant un regard vers Kaiser qui les observait depuis leur table avec une attention de prédateur. Il est dangereux. Pas nécessairement mauvais, je ne dis pas cela. Mais dangereux. Je l'ai vu ici plusieurs fois ces dernières semaines. Il vous regardait. Il attendait. Et maintenant...

Il soupira, secouant la tête.

—Maintenant, il vous a. Et je crains ce que cela signifie pour vous.

Isagi réfléchit à ses paroles. Monsieur Tanabe n'avait pas tort. Kaiser était dangereux. Pas physiquement — elle ne ressentait aucune menace de ce côté-là. Mais dangereux pour son équilibre précaire, pour les murs soigneusement construits autour de son cœur, pour la vie prévisible et contrôlée qu'elle avait bâtie pierre par pierre.

—Je sais, admit-elle finalement. Je sais qu'il est dangereux. Mais peut-être... peut-être ai-je besoin d'un peu de danger dans ma vie. Peut-être que la sécurité totale est sa propre forme de prison.

Monsieur Tanabe la regarda longuement, puis hocha lentement la tête.

—Vous êtes une femme adulte, Yoichi-san. Une femme intelligente. Je dois faire confiance à votre jugement.

Il posa doucement sa main ridée sur la sienne, geste presque paternel.

—Mais s'il vous blesse, s'il vous trahit, vous aurez toujours une place ici. Le café Azabu sera toujours votre refuge. Cela, je vous le promets.

Isagi sentit les larmes lui picoter les yeux. Elle cligna rapidement pour les chasser.

—Merci, murmura-t-elle. Vous ne savez pas ce que cela signifie pour moi.

—Je crois que si, répondit-il avec un petit sourire. Maintenant, retournez auprès de votre Allemand dangereux. Mais soyez prudente, Yoichi-san. Le cœur est un muscle délicat. Une fois brisé, il ne se répare jamais tout à fait de la même façon.

Elle retourna à la table, son esprit tourbillonnant. Kaiser se leva à son approche — encore ce geste européen de courtoisie qui semblait si naturel chez lui.

—Tout va bien ? demanda-t-il, et elle entendit la tension contenue dans sa voix, comme s'il se préparait à défendre son droit d'être là si nécessaire.

—Oui, répondit-elle en se rasseyant. Monsieur Tanabe est... un ami. Il s'inquiétait, c'est tout.

—Il a raison de s'inquiéter, dit Kaiser avec une honnêteté désarmante. Je suis dangereux pour vous. Et vous êtes dangereuse pour moi.

Il se pencha en avant, capturant son regard avec le sien.

—Mais peut-être que c'est exactement le genre de danger dont nous avons tous les deux besoin.

Isagi ne répondit pas. Elle se contenta de le regarder, cet homme qui était entré dans sa vie il y a à peine une heure et qui avait déjà tout chamboulé. Cet étranger qui la voyait comme personne d'autre ne la voyait. Cet homme qui la fascinait et la terrifiait en parts égales.

Dehors, le crépuscule commençait à tomber sur Tokyo. Les lampadaires s'allumaient un à un, créant des halos dorés dans l'air encore humide. La ville transitait de jour à nuit, de travail à loisir, d'un état à un autre.

Comme Isagi elle-même, peut-être. En transition. Vers quoi, elle ne le savait pas encore. Mais pour la première fois depuis des années, elle se sentait... vivante. Dangereusement, merveilleusement vivante.

—Je dois vraiment y aller maintenant, dit-elle, et cette fois elle le pensait vraiment. Mon... j'ai quelqu'un qui m'attend.

Elle avait failli dire "mon fils" mais s'était retenue au dernier moment. Pas encore. Cette révélation viendrait, mais pas aujourd'hui. Pas dans ce café rempli d'oreilles indiscrètes.

Kaiser hocha la tête, respectant à nouveau ses limites non exprimées.

—Mercredi, alors, dit-il. Même heure, même endroit. À moins que...

Il sortit un petit carnet de sa poche intérieure, griffonna quelque chose avec un stylo plume élégant.

—Mon numéro de téléphone, dit-il en lui tendant le papier. Au cas où vous auriez besoin de... quoi que ce soit. Ou si vous changez d'avis. Ou si vous voulez simplement parler.

Isagi prit le papier, leurs doigts se frôlant brièvement. Une étincelle électrique passa entre eux, si tangible qu'elle en fut presque visible.

—Je ne changerai pas d'avis, dit-elle avec une certitude qu'elle ne s'expliquait pas.

—Bien, répondit Kaiser avec ce sourire dévastateur. Parce que je compte les heures jusqu'à mercredi, et nous ne sommes même pas encore à jeudi.

Cette fois, quand Isagi se leva pour partir, elle le fit avec grâce et détermination. Elle enfila son manteau, ajusta son sac, replaça une mèche de cheveux derrière son oreille. Chaque geste était délibéré, conscient, comme une performance pour un public qu'elle refusait de reconnaître officiellement mais dont elle était parfaitement consciente.

À la porte, elle se retourna une dernière fois.

Kaiser était debout près de la table, grand et imposant dans son costume gris, ses cheveux blonds captant la lumière ambrée du café. Leurs regards se croisèrent à travers la distance, et Isagi sentit ce fil invisible se tendre à nouveau entre eux.

Il porta sa main à ses lèvres dans un baiser envoyé, geste théâtral qui aurait dû être ridicule mais qui, venant de lui, était simplement... charmant.

Isagi sourit — un vrai sourire, pas son sourire poli habituel, mais quelque chose de spontané et de lumineux.

Et puis elle sortit dans la nuit tombante de Tokyo, son cœur battant vite, son esprit en tumulte, mais avec un sentiment de légèreté qu'elle n'avait pas ressenti depuis des années.

Derrière elle, le café Azabu explosa en conversations excitées dès que la porte se referma. Les langues se délièrent, les théories fusèrent, les jugements furent prononcés.

Mais Isagi n'entendait plus rien de tout cela.

Elle marchait dans les rues mouillées de Tokyo, le papier avec le numéro de Kaiser serré dans sa main comme un talisman, et pour la première fois depuis le départ de Rin, elle se permettait d'espérer.

D'espérer que peut-être, juste peut-être, elle méritait quelque chose de bon. Quelque chose de beau. Quelque chose qui serait juste pour elle.

Même si c'était dangereux.

Surtout parce que c'était dangereux.

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Isagi avait à peine fait trois pas hors du café Azabu lorsqu'elle entendit la porte s'ouvrir à nouveau derrière elle, suivie du son familier de pas masculins pressés sur le trottoir mouillé.

—Yoichi, attendez.

Elle se retourna, surprise. Kaiser la rejoignait à grandes enjambées, son manteau sombre flottant légèrement derrière lui, son chapeau à la main. Dans la lumière déclinante du crépuscule, avec les néons commençant à s'illuminer autour d'eux, il ressemblait encore plus à une apparition sortie d'un film, trop beau et trop irréel pour exister dans le Tokyo ordinaire de l'après-guerre.

—Vous avez oublié quelque chose ? demanda-t-elle, confuse.

—Non, répondit-il en s'arrêtant devant elle, légèrement essoufflé. Mais moi, oui.

Avant qu'elle ne puisse comprendre ce qu'il voulait dire, Kaiser retourna à l'intérieur du café d'un pas décidé. À travers la vitrine, Isagi le vit s'approcher du comptoir où Monsieur Tanabe l'observait avec méfiance. Un bref échange eut lieu, puis Kaiser sortit son portefeuille — en cuir noir, visiblement coûteux — et déposa plusieurs billets sur le comptoir.

Bien plus que ce que coûtaient deux cafés et quelques pâtisseries.

Monsieur Tanabe protesta, mais Kaiser secoua la tête fermement, dit quelque chose qui fit sourciller le propriétaire, puis ressortit avant que ce dernier ne puisse insister.

—Qu'avez-vous fait ? demanda Isagi lorsqu'il la rejoignit à nouveau.

—J'ai payé notre addition, répondit-il simplement. Et peut-être un peu plus. Considérez cela comme un investissement dans la continuation des bonnes grâces de Monsieur Tanabe envers nous.

Nous. Ce simple pronom, ce "nous" qui les liait déjà comme une unité, fit quelque chose d'étrange au cœur d'Isagi.

—Vous n'aviez pas à faire cela, protesta-t-elle faiblement.

—Non, acquiesça Kaiser. Mais je le voulais. Laissez-moi avoir ce plaisir, Yoichi. Les petites galanteries sont l'une des rares choses qui me restent de mon ancienne vie. Ne m'enlevez pas cela.

Il y avait quelque chose de vulnérable dans cette demande, quelque chose qui suggérait que ces gestes de courtoisie européenne étaient plus qu'une simple affectation — c'étaient des ancres, des liens avec un monde qu'il avait perdu, une identité qu'il s'efforçait de maintenir malgré l'exil.

—Merci, dit-elle doucement. C'était... généreux.

—C'était égoïste, la corrigea-t-il avec un sourire en coin. Je m'assure que nous aurons toujours un endroit où nous retrouver. Pure stratégie.

Ils restèrent là un moment, debout sur le trottoir alors que les gens pressés les contournaient — salarymen rentrant du travail, étudiants traînant en groupes bruyants, vendeuses en uniforme marchant d'un pas fatigué. Tokyo en mouvement perpétuel, indifférente à ce petit drame qui se jouait sur un coin de rue de Roppongi.

La bruine avait complètement cessé maintenant, mais l'air était encore chargé d'humidité, cette sensation particulière d'après la pluie où tout semble plus vif, plus réel. Les odeurs étaient intensifiées — bitume mouillé, nourriture frite d'un restaurant voisin, parfum floral d'un marchand de fleurs fermant boutique pour la nuit.

—Je dois vraiment y aller, dit Isagi, mais elle ne bougeait pas.

—Je sais, répondit Kaiser, mais lui non plus ne faisait pas mine de partir.

Ils se regardèrent, et Isagi sentit à nouveau cette tension électrique entre eux, cette attirance magnétique qui semblait défier toute logique et toute prudence. Elle pouvait voir dans ses yeux qu'il ressentait la même chose — ce mélange de fascination et de frustration, ce désir de prolonger le moment et la conscience aiguë qu'il fallait le terminer.

—Puis-je... commença Kaiser, puis il s'arrêta, comme s'il pesait soigneusement ses mots suivants.

—Puis-je vous dire au revoir correctement ?

—Nous venons de nous dire au revoir, observa Isagi, même si son cœur accélérait déjà, anticipant quelque chose qu'elle ne pouvait pas encore nommer.

—Non, dit-il doucement. Nous avons échangé des formalités. Ce n'est pas la même chose.

Il fit un pas vers elle, réduisant la distance entre eux à quelques centimètres à peine. Isagi leva les yeux vers lui — il était tellement plus grand qu'elle, elle devait renverser la tête pour maintenir le contact visuel. Cette différence de taille aurait pu être intimidante, mais au lieu de cela, elle se sentait... protégée. Enveloppée dans sa présence.

—Faites-moi confiance ? demanda-t-il, sa voix descendue à un murmure rauque qui fit frissonner Isagi malgré la douceur de l'air.

Elle devrait dire non. Elle devrait maintenir la distance. Ils étaient sur un trottoir public, visibles à tous les passants, déjà l'objet de regards curieux de ceux qui les croisaient.

Mais elle hocha la tête.

Kaiser sourit — non pas son sourire charmeur habituel, mais quelque chose de plus intime, de plus authentique. Puis, avec une lenteur délibérée qui était presque une torture, il prit sa main droite dans la sienne.

Même à travers le cuir fin de son gant, Isagi sentit la chaleur de sa paume, la force contenue dans ses doigts. Il porta sa main à hauteur de sa poitrine, la tenant comme on tiendrait quelque chose de précieux et de fragile, et pendant un instant suspendu, elle pensa qu'il allait simplement la serrer.

Ce qui se passa ensuite lui coupa littéralement le souffle.

Kaiser, maintenant son regard captif avec le sien, se pencha lentement et pressa ses lèvres contre le dos de sa main.

Ce n'était pas un baiser rapide ou perfunctoire. C'était délibéré, prolongé, presque révérencieux. Ses lèvres — chaudes, fermes, incroyablement douces — restèrent pressées contre sa peau pendant ce qui sembla être une éternité et un instant à la fois. Elle sentit le léger picotement de sa barbe naissante contre le fin tissu de son gant, sentit son souffle chaud traverser le coton pour atteindre sa peau.

Le temps s'arrêta.

Autour d'eux, Tokyo continua son ballet frénétique, mais Isagi était totalement immobile, pétrifiée par la sensation, par l'intimité choquante de ce geste. Son cœur battait si fort qu'elle était certaine qu'il pouvait l'entendre. Sa respiration s'était bloquée quelque part entre ses poumons et sa gorge. Chaque terminaison nerveuse de son corps semblait converger vers ce point de contact — ses lèvres sur sa main.

Quand il releva finalement la tête, ses yeux bleus étaient assombris, presque orageux. Il ne lâcha pas sa main immédiatement, la tenant encore un moment, son pouce traçant un cercle lent sur son poignet là où le gant s'arrêtait et où sa peau nue commençait.

—Mercredi, dit-il, sa voix rauque et chargée de promesse. Ne me faites pas attendre trop longtemps.

Puis il lâcha sa main, recula d'un pas, remit son chapeau avec un geste fluide, et s'inclina légèrement — gentleman européen jusqu'au bout.

—Bonne soirée, Yoichi Isagi.

Et il partit, marchant d'un pas assuré dans la direction opposée, disparaissant dans la foule comme s'il n'avait jamais été là.

Isagi resta figée sur place, sa main toujours tendue devant elle comme si elle tenait quelque chose de tangible. Elle regardait fixement l'endroit où Kaiser avait disparu, son esprit vide de toute pensée cohérente, submergé par la sensation qui pulsait encore à travers elle.

Un baiser sur la main.

Un geste parfaitement innocent dans les cours européennes, peut-être. Un signe de respect et de galanterie.

Mais ici ? À Tokyo ? En 1953 ? C'était scandaleux. Choquant. Presque aussi intime qu'un baiser sur la bouche aurait pu l'être. Plus intime, peut-être, parce que c'était tellement inattendu, tellement délibéré.

—Mademoiselle ? Tout va bien ?

La voix la fit sursauter. Une vieille dame la regardait avec inquiétude, son sac de courses serré contre sa poitrine.

—Oui, bredouilla Isagi, reprenant soudainement conscience du monde autour d'elle. Oui, pardon. Je... j'étais perdue dans mes pensées.

La vieille dame hocha la tête d'un air entendu, mais son regard dériva vers l'endroit où Kaiser avait disparu, puis revint vers Isagi avec une expression qu'elle ne put déchiffrer. Désapprobation ? Compréhension ? Pitié ?

Isagi ne resta pas pour le découvrir. Elle tourna les talons et se mit à marcher rapidement, presque à courir, mettant autant de distance que possible entre elle et le café Azabu, entre elle et ce moment troublant.

Ses pieds la portaient automatiquement vers la maison de ses parents dans le quartier de Nakano, où Haruki l'attendait. Mais son esprit était ailleurs, encore sur ce trottoir, encore dans ce moment suspendu où les lèvres de Kaiser avaient touché sa main.

Elle marchait vite, tête baissée, ignorant les regards curieux des passants. Ses joues brûlaient — pas de honte cette fois, mais de quelque chose de beaucoup plus dangereux. De désir. D'anticipation. D'une excitation qu'elle n'avait pas ressentie depuis...

Depuis jamais, réalisa-t-elle avec un choc.

Même avec Rin, même dans les premiers jours de leur amour passionné et interdit, elle n'avait jamais ressenti cette intensité particulière. Rin l'avait aimée avec la ferveur désespérée de la jeunesse, avec urgence et maladresse. C'était beau à sa façon, mais c'était aussi... inachevé. Immature.

Kaiser, lui, était un homme. Un homme qui savait exactement ce qu'il faisait, qui calculait chaque geste, qui comprenait le pouvoir de l'anticipation et de la retenue.

Un homme dangereux.

La pluie recommença soudainement, transformant la bruine légère en averse. Les gens autour d'elle ouvrirent précipitamment leurs parapluies, se mirent à courir vers les abris les plus proches. Isagi continua de marcher, laissant la pluie tremper ses cheveux, ruiner son maquillage soigneusement appliqué, coller son kimono contre sa peau.

Elle s'en fichait.

Elle leva sa main — celle que Kaiser avait embrassée — et la regarda comme si elle appartenait à quelqu'un d'autre. À travers le gant mouillé maintenant, elle pouvait encore sentir l'empreinte fantôme de ses lèvres. Chaude. Persistante. Refusant de s'effacer.

Elle porta sa main à sa propre joue, transférant cette chaleur, et ferma les yeux contre la pluie qui tombait de plus en plus fort.

Qu'est-ce que je fais ? se demanda-t-elle. Qu'est-ce que je suis en train de faire ?

Elle avait Haruki à penser. Sa réputation fragile. Sa vie soigneusement reconstruite après la catastrophe qu'avait été sa relation avec Rin. Elle ne pouvait pas se permettre de tout risquer pour... pour quoi ? Pour un étranger aux yeux bleus qui l'avait regardée comme si elle était la huitième merveille du monde ? Pour un homme qui la faisait se sentir vivante pour la première fois depuis des années ?

Oui, murmura une voix rebelle dans son esprit. Exactementpourcela.

Elle rouvrit les yeux et continua de marcher, la pluie transformant les rues de Tokyo en rivières brillantes. Les néons se reflétaient dans l'eau, créant un kaléidoscope de couleurs — rose, bleu, vert, rouge. La ville était belle dans son chaos mouillé, vivante et vibrante malgré ses cicatrices de guerre.

Comme elle, peut-être. Belle malgré ses cicatrices. Vivante malgré ses blessures.

Lorsqu'elle arriva finalement à la maison de ses parents — une petite construction en bois qui avait miraculeusement survécu aux bombardements — elle était trempée jusqu'aux os. Ses cheveux collaient à son visage, son kimono était alourdi par l'eau, ses chaussures faisaient un bruit spongieux à chaque pas.

Sa mère ouvrit la porte avant même qu'elle ne puisse frapper, l'expression alarmée.

—Yoichi ! Mais qu'est-ce que... Tu es complètement trempée ! Tu vas attraper la mort !

Elle tira sa fille à l'intérieur, criant déjà vers l'arrière de la maison.

—Otōsan ! Apporte des serviettes ! Vite !

Mais Isagi l'entendait à peine. Ses yeux avaient immédiatement trouvé Haruki, son précieux fils, qui jouait sur le tatami avec des blocs de bois que son grand-père lui avait fabriqués. À trois ans, il était déjà beau — cheveux noirs hérités d'elle, yeux en amande hérités de Rin, et ce sourire lumineux qui n'appartenait qu'à lui.

—Mama ! cria-t-il joyeusement en la voyant, abandonnant ses jouets pour courir vers elle.

Isagi s'agenouilla, ignorant l'eau qui gouttait d'elle sur le sol en bois, et ouvrit ses bras. Haruki s'y précipita, se blottissant contre elle malgré ses vêtements mouillés.

—Tu es toute mouillée, Mama, observa-t-il en riant. Tu as nagé dans la rue ?

—Presque, mon cœur, murmura-t-elle contre ses cheveux, respirant son odeur familière — savon doux et innocence.

C'était cela, la réalité. Ce petit garçon qui dépendait d'elle, qui avait besoin d'elle. Pas les rêves dangereux incarnés par un Allemand aux yeux d'hiver. Pas l'excitation vertigineuse d'une attirance nouvelle et terrifiante.

Mais même en serrant son fils contre elle, même en ancrant son esprit dans le présent concret, Isagi sentait encore cette empreinte brûlante sur sa main. Cette marque invisible mais indélébile que Kaiser avait laissée.

Mercredi, avait-il dit.

Quatre jours. Elle avait quatre jours pour décider si elle était assez courageuse — ou assez folle — pour retourner au café Azabu. Pour franchir une autre ligne. Pour s'engager sur un chemin dont elle ne pouvait pas prédire la destination.

—Yoichi, tu m'écoutes ?

La voix de sa mère la ramena au présent. Elle leva les yeux. Sa mère se tenait devant elle avec une pile de serviettes, l'expression inquiète.

—Tu as l'air... étrange, dit-elle lentement. Il s'est passé quelque chose ?

Isagi hésita. Elle pourrait tout raconter. Ou une partie. Chercher conseil, sagesse, perspective.

Mais elle se souvint du visage de Kaiser quand il avait embrassé sa main. De l'intimité de ce moment. C'était à elle. Juste à elle. Secret et précieux, à protéger comme on protège une flamme fragile du vent.

—Non, Okāsan, mentit-elle doucement. Rien de spécial. J'ai juste perdu la notion du temps et me suis fait surprendre par la pluie.

Sa mère ne sembla pas entièrement convaincue, mais elle n'insista pas. À la place, elle enveloppa sa fille dans des serviettes chaudes, grondant affectueusement sur son manque de prudence, sur le fait qu'elle devait mieux prendre soin d'elle-même, qu'Haruki avait besoin d'une mère en bonne santé.

Isagi acquiesça à tout, se laissant materner, se laissant sécher et réchauffer.

Mais une partie d'elle était ailleurs.

Une partie d'elle était encore sur ce trottoir de Roppongi, regardant dans des yeux bleus comme l'hiver, sentant des lèvres chaudes contre sa peau.

Cette nuit-là, longtemps après avoir ramené Haruki dans leur petit appartement, après l'avoir couché et lui avoir chanté sa berceuse habituelle, après s'être baignée et avoir enfilé son yukata de nuit, Isagi s'assit près de la fenêtre et regarda la pluie qui continuait de tomber sur Tokyo.

Elle retira son gant — le même qu'elle avait porté dans l'après-midi — et examina sa main à la lumière de la lune. Il n'y avait aucune marque visible, bien sûr. Aucune preuve physique de ce qui s'était passé.

Mais quand elle ferma les yeux et porta sa main à ses lèvres, elle pouvait encore le sentir. Cette chaleur. Cette promesse. Cette empreinte invisible mais indélébile.

Michael Kaiser l'avait marquée.

Et elle savait, avec une certitude qui la terrifiait et l'exaltait en parts égales, qu'elle retournerait au café Azabu mercredi.

Parce que certaines empreintes, une fois laissées, ne peuvent jamais vraiment s'effacer.

Même si on le voulait.

Surtout quand on ne le veut pas.