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Chapter 2 - Aux malades, aux mourants et aux futurs pères.

 C'est l'un de ces étés où la vie ne s'accroche pas.

 Cela fait deux gros mois que la lumière de Larfill n'a cessé d'écraser Egara sans jamais discontinuer. Le cerf divin refuse ainsi à la bourgade le couvert de quelques nuages et emprisonne les vents dans les montagnes alentour. Il pourrait pourtant les sauver…

 Il aurait pu empêcher, par le mouvement d'une seule de ses ramures, que tant de nourrissons meurent si vite. Déjà six depuis le début de l'été… Certains anciens ont dit qu'il fallait prier Larfill avec plus de ferveur encore, l'implorer de leur offrir quelques jours de grisaille. Mira n'y croit pas : l'été succède au printemps, qui lui-même succède à l'hiver. Les dieux eux-mêmes n'y peuvent rien.

 C'est pour cela que, enroulée dans une épaisse tunique bleue, sa besace sous le bras, elle se dirige vers la maison du chasseur avec hâte. Un enfant doit naître aujourd'hui, et Mira ne laissera pas une septième mort affliger Egara. Les habitants n'y survivront pas, elle la première. Elle le sent au plus profond d'elle-même.

 Elle marche à pas vif dans les ruelles de la cité, s'assure de rester le plus possible à l'ombre des bâtiments les plus hauts. Il est environ treize heures et, comme tous les jours, personne n'ose s'aventurer en dehors de chez lui, pas même les animaux. Et c'est mieux ainsi. La chaleur n'est pas la seule menace lors de tels étés.

 Mira atteint bientôt les murs de la cité et garde son regard rivé sur la lisière des bois, un peu plus loin. Elle sait que sa progression sera moins dure une fois sous les feuilles. Elle a hâte même, si bien que la rafale de fumée qui l'enveloppe un instant la surprend et lui arrache une vilaine quinte de toux. Elle s'étouffe, une main crispée sur la poitrine et l'autre autour de son sac. Elle ne peut se permettre de le laisser tomber : les baumes et remèdes qu'il contient soulageront la mère du plus gros des douleurs… Et quand bien même, sa supérieure la calcinerait si cela devait arriver.

 Elle ne reprend donc sa marche qu'une fois le calme parfaitement revenu. Il ne lui reste plus qu'à atteindre les arbres et suivre l'un des rares sentiers à l'ouest de la ville. Quelques minutes, tout au plus.

 D'un regard elle embrasse et voit à l'horizon quelques chapes de fumées s'élever des bois qui bordent Egara au sud-ouest. Il faudra rappeler aux parents que des linges humides aux fenêtres et autour du berceau retiendront plus d'impureté loin de l'enfant… Par réflexe, elle remonte son châle contre son propre visage.

 Le couvert des feuilles, dont elle ne tarde pas à profiter, permet à Mira de reprendre son souffle. L'air est encore trop chaud, mais il paraît plus pur. Le chant de quelques insectes dissimulés dans les herbes apaise ses traits. Il ne lui faut pas plus de cinq minutes à la petite foulée pour atteindre la clairière où se sont installés le chasseur et sa femme.

 L'herbe est sèche, le ciel toujours aussi effrontément bleu et, pour une raison qui lui échappe, Mira voit dans l'entremêlement approximatif de pierre et de bois qui forme la bâtisse un quelque chose de romantique. Le toit semble bancal, certaines pierres sont fêlées, mais la maison reste maladroitement belle.

 Mira veut sourire à cette vision, mais une fenêtre s'ouvre et libère non seulement un brouhaha plaintif, mais surtout un cri froid et dur.

 « Eh oh Mira ! C'est les remèdes que je t'ai demandé de prendre, pas ton temps ! »

 La fenêtre est immédiatement refermée et Mira, pâle sous sa tunique, presse le pas. Sa supérieure — elle sait qu'elle n'est plus censée la considérer comme sa professeure, mais tout de même… — n'a jamais été commode avec qui que ce soit, encore moins ceux qui lui semblent être des entraves au bon exercice de ses fonctions.

 Elle ouvre la porte de la maisonnée et est accueillie par une fraîcheur relative et une douleur plus qu'audible. Elle ferme derrière elle et, tandis qu'elle se retourne pour aller aider sa supérieure, tombe sur le regard carmin et désespéré d'inaptitude du père.

 C'est qu'il s'est tenu en homme fier et fort, lui le chasseur sans peur et sans reproche, lui qui aurait tué des ours à mains nues, lui qui aurait traversé l'Incendie tout entier pour se trouver une femme, lui dont l'œil est si sûr qu'il pourrait épingler un lièvre à cent mètres… jusqu'à ce que les sages-femmes arrivent et installent son épouse dans une baignoire remplie d'eau tiède.

 Il y a alors eu le sang, les sécrétions et les cris à vous en déchirer l'être ; et, comme presque tous les hommes, les sages-femmes l'ont éconduit. Non sans une certaine fermeté.

 Mira ne peut jamais s'empêcher de ressentir une satisfaction mesquine lorsque cela arrive, lorsqu'elle voit ces hommes perdre leurs moyens et être jetés dans les bras de l'inquiétude. Elle ne laisse pourtant rien de cela paraître et sourit avec un air bienveillant au colosse tout vêtu de tissus bruns. Elle pose sa main libre sur son épaule tandis qu'elle le contourne et prend le ton le plus doux dont elle dispose, celui qu'elle réserve aux malades, aux mourants et aux futurs pères.

 « Elle est entre de bonnes mains. »

 Le chasseur semble vouloir répondre quelque chose, Mira le voit au fond de son regard carmin. L'homme a peur et a raison : six sont déjà morts depuis le début de l'été… Mais il se ravise et n'en fait rien. Mira lui sourit donc une fois de plus avant de passer derrière le grand drap qu'elles ont tendu dès leur arrivée pour offrir un peu d'intimité à la mère.

 Faute de place, la baignoire — une très grosse bassine en bois — a été mise dans la pièce à vivre, dont tous les meubles ont été poussés en périphérie. Autour ont été disposés quatre petits autels torsadés de sorte qu'ils désignent les points cardinaux. Tous sont pourvus d'un cristal d'eau préparé spécialement pour l'occasion. De chaque côté de la mère se trouvent des consoles où figurent déjà quelques remèdes. Pas suffisamment puisqu'elle a dû retourner en chercher.

 « Mais qu'est-ce qui a bien pu te prendre autant de temps ? »

 Dos à Mira, assise directement dans la bassine, la supérieure ne parvient à contrôler la hauteur de sa voix. Elle s'inquiète, beaucoup.

 « Tu sais où sont les remèdes pourtant !

 — Oui, mais… »

 Mais la fin de sa phrase est avalée dans un nouveau cri, plus puissant que les précédents. Mira jette un œil à la mère, qui est tout en sueur et en sang. Le travail n'avance visiblement pas, du moins pas assez. Elle voit le regard de la mère s'éloigner un instant et, par réflexe, elle se dirige vers les linges pour lui rafraîchir le visage. Elle ne doit pas s'évanouir. Pas maintenant.

 Sa supérieure, une femme élancée au regard dur, les cheveux grisés par les années, l'interrompt dans son élan.

 « Non ! » Elle ne peut plus que trahir les inquiétudes des trois femmes. « Commence par m'apporter les remèdes, puis recharge les cristaux.

 — Oui, pardon. »

 La supérieure soupire avant de se tourner de nouveau vers son ouvrage.

 « Elle en a plus besoin en l'état, tu la rafraîchiras après. »

 Mira hoche la tête et s'active. Les remèdes, d'abord, dont certains qu'elle n'a jamais vus au cours de ses dix années d'apprentissage. Elle les dispose donc parmi ceux déjà présents, en réorganise certains selon leur effet ou leur puissance. L'organisation est la clef dans ces instants où la vie risque de s'effondrer. Du moins, c'est ce qu'on lui répète depuis très longtemps maintenant.

 Un nouveau hurlement déchire la mère, pousse Mira à accélérer la cadence. Elle se dirige donc vers le premier cristal, dont la teinte bleutée a largement perdu en éclat. Dans quel état peut bien se trouver la mère pour nécessiter autant d'énergie ? L'enfant a-t-il ne serait-ce qu'une chance ?

 « Mira ! »

 La principale intéressée secoue la tête, croise le regard noisette et épuisé de la mère… Elle n'en peut plus et fixe Mira avec insistance. Cette dernière reste interloquée quelques secondes avant de réaliser que son visage est toujours couvert. Elle ôte rapidement sa capuche et son châle, libère ses longs cheveux blonds et son visage régulier.

 Elle sourit à la mère avant de placer ses mains autour du cristal. Elle inspire profondément, les yeux clos pour mieux se concentrer, et laisse glisser l'énergie d'elle vers la pierre. Le flot immatériel se mue en une eau très pure à peine a-t-il quitté son corps et, un gargouillis plus tard, forme une sphère liquide qui enveloppe le cristal azuré. Mira ouvre alors les yeux pour contempler le cristal se nourrir de l'énergie qu'elle lui offre. Un scintillement délicat est émis par le cœur du globe, se répand l'instant d'après dans la masse d'eau.

 Cette vision non plus, Mira ne peut s'en lasser.

 Elle détache les yeux du liquide et revient vers la mère, qui semble avoir accroché toute sa volonté dans l'observation du moindre des faits et gestes de Mira. Ses traits sont tirés, sa peau sale et fatiguée. Mira fait ainsi au mieux pour conserver l'air doux et rassurant que l'on attend d'une soigneuse en pareille situation. Elle écarte d'ailleurs un peu les doigts, pour que le halo bleuté puisse danser dans la pièce.

 Le regard de la mère s'apaise dès qu'elle voit l'aura azurée. L'opération dure quelques poignées de minutes, tout au plus, mais Mira s'applique à laisser la mère profiter de la lumière presque liquide des trois cristaux suivants.

 Elle jette un œil à sa supérieure une fois sa mission accomplie et cette dernière, d'un simple mouvement de tête, lui indique d'aller derrière la future mère pour la relaxer. Mira s'exécute dans l'instant, saisit linges propres et baumes apaisants, s'applique à rafraîchir et délasser la mère avec tous les moyens à sa disposition.

 Il faut une heure de plus à l'enfant pour naître. Une heure horrible, toute de cri et de souffrances pour que soudain, en un ultime mouvement, les souffles lourds et les gémissements des trois femmes soient avalés dans un perçant élan de vie. Le père arrive l'instant d'après, hagard et vif à la fois.

 Mira seule le voit d'abord regarder sa femme. Trop absorbée par la fatigue, cette dernière n'a d'yeux que pour la vieille sage-femme, qui s'est déjà levée pour rincer le nourrisson et l'envelopper dans un linge propre.

 « Comment va-t-i…

 — Elle. »

 La voix a tranché net dans celle du père. C'est une fille que la nature lui a offerte, pas un fils. Le père hésite un instant, reprend lorsque sa femme se racle la gorge non sans un léger agacement.

 « Comment… Comment va-t-elle ?

 — Très bien ! » La supérieure se tourne, la nouvelle née dans les bras. « Elle fait un bon poids et j'ai cru apercevoir des yeux de la même couleur que son papa. »

 Et toutes voient le regard du père s'emplir de fierté : elle porte les yeux rouges de la dragonne, comme lui, comme sa mère et sa grand-mère avant lui.

 « Avez-vous un nom ?

 — Eh bien…

 — Saïna. » La voix de la mère est faible, mais étrangement sûre d'elle. « Elle s'appelle Saïna. »

 Le père s'approche tandis que Mira, agenouillée, les bras dans la mélasse, s'applique à purger l'eau dans laquelle baigne encore la mère.

 « Tu… Tu es sûre ? »

 Sa femme lui sourit et, probablement trop épuisée pour se soulever, l'embrasse du regard. Il comprend, se baisse pour le faire vraiment.

 « Oui, je suis sûre… Il lui faudra bien le nom d'une dragonne pour survivre à cet été… et à tous ceux qui suivront. »

 Ils se perdent dans le regard de l'autre jusqu'à ce que Mira, son œuvre terminée, se redresse, sèche les mains contre sa robe et fasse signe à sa supérieure. Cette dernière approche alors des jeunes parents et leur tend enfin leur fille.

 Les deux soigneuses reculent immédiatement et contemplent la joie puissante qui habite désormais cette maison. La douleur et la peur n'ont plus leur place en ce havre d'amour. Elles savourent cet instant avant de faire mine d'être occupées.

 Elles peuvent bien leur laisser quinze minutes avant de les assommer de recommandations en tous genres…

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